La circulation de l’information sur les médias sociaux numériques et écologie de l’information. Problèmes : approche formelle - NormanDoc'

La circulation de l’information sur les médias sociaux numériques et écologie de l’information. Problèmes : approche formelle 

Problèmes : approche formelle

, par Aline Claudeau, Anne-Sophie Closet, Cyrille Delhaye, Eric Garnier, Frédéric Rabat, Pauline Salles, Sandra Nagel, Sylvia Couvez - Format PDF Enregistrer au format PDF

En fonction du ou des médias sociaux choisis, certains codes appartenant à différents régimes d’expression ne sont pas nécessairement maîtrisés.

1. Diversité des régimes d’expression
2. Des effets de brouillage
3. Interprétation des écrits d’écran
4. Présence numérique comme négociation
5. Présence numérique comme positionnement

1. Diversité des régimes d’expression

Constat : Beaucoup d’adolescents déclarent préférer s’informer avec « Youtube » parce qu’ils estiment disposer de plus de liberté en matière de choix de contenus. On peut aussi penser qu’ils se sentent plus à l’aise avec les codes de l’image en mouvement. Certains de ces codes ont d’ailleurs été définis par des créateurs ayant le même âge que leur public : cadre fixe, montage « cut », plans brefs. Ces codes composent la grammaire filmique de ce que l’on pourrait appeler une « conversation filmée » : brièveté, coq-à-l’âne, punchline, etc...
Les adolescents disent également délaisser la télévision qu’ils associent à un mode de diffusion plus descendant (Cordier) et dont les codes leur semblent désuets.

Problème : de même que les adolescents privilégient les contenus dont les codes leur conviennent, ils utilisent ces mêmes codes pour échanger et publier. Cependant, il existe sur les MSN une grande variété de « régimes d’expression » (codes , contextes, formes de rationalité) ( Badouard, Mabi, Monnoyer-Smith, 2016), qui souvent se côtoient. Ces spécificités sont peu maîtrisées, en particulier par les élèves.

Dominique Cardon, Jean-Philippe Heurtin et Cyril Lemieux (1995) recensent 3 principaux régimes d’expression :

- le régime critique (argumentation sourcée) ;
- le régime de l’opinion (subjectivité d’une prise de parole située) ;
- le régime du partage (expérience personnelle livrée à des fins d’empathie).

À travers ces régimes, on perçoit que les prises de parole publiques obéissent à des règles qui finissent par composer une grammaire. La parole se répartit selon des contextes mais aussi d’après des manières de s’exprimer, définies avec des codes particuliers.

Ces régimes s’expriment ainsi à travers de « genres interlocutifs » caractéristiques des différents types d’échanges (Charaudeau, 2014) :
• « la conversation », qui correspond à « un contrat de liberté dans l’échange » ;

• « la dispute », choc de points de vues irréductibles et genre polarisé qui a pour objectif l’affrontement ;

• « la discussion » qui correspond à un contrat de confrontation de points de vue différents ;

• « la controverse » qui possède les caractéristiques principales du débat, caractérisée par une confrontation limitée à deux points de vue principaux à propos d’une seule question ;

• « la polémique », terme qu’il faut différencier selon son acception de genre ou de stratégie discursive et qui repose sur la délégitimation de l’interlocuteur considéré comme un adversaire.

Par ailleurs, la sociologie de l’action collective utilise le terme d’arènes (Fraser, 2003 ; Badouard, Mabi, Monnoyer-Smith, 2016) pour définir les espaces publics (numériques notamment) où se rencontrent des trajectoires argumentatives et où s’actualisent des rapports de force en contexte.
Le débat peut ainsi être reconfiguré du fait de la pluralité de ces arènes : « en permettant à de nouveaux acteurs de prendre la parole, en proposant de nouvelles règles d’échange et en permettant la mobilisation de nouvelles ressources dans la discussion » (Badouard, Mabi, Monnoyer-Smith, 2016)
Dans le cadre de l’évaluation de l’information, les phénomènes de mésinformation ou de désinformation peuvent apparaître comme le résultat d’une confusion (volontaire ou non) entre les différents régimes d’expression (critique, opinion et partage). Cette confusion peut mener à des confrontations entre différents types de rationalités difficilement conciliables, au point d’aboutir à de véritables « dialogues de sourds » (Angenot, Doury, 2021),
La confusion entre les différents régimes d’expression, ainsi que la méconnaissance des outils conceptuels scientifiques, contribuent aussi à mettre à mal le statut de l’expert. En effet, les acteurs des MSN peuvent s’ériger en « sachants » détenteurs du savoir, et s’auto - légitimer et/ou s’appuyer sur une communauté où l’intérêt (traduit par les abonnements) fait office de réputation et redéfinit l’autorité. Le même phénomène permet, a contrario, l’épanouissement de la figure de l’amateur-expert (Cordier, 2020).
D’autre part, l’expression critique, régime privilégié de la science, est valorisée dans les apprentissages scolaires mais est finalement assez méconnue dans ses principes et son fonctionnement. Une théorie, par exemple, n’est pas une « opinion » scientifique. C’est l’expression d’un paradigme dominant qui a reçu une adhésion momentanée mais suffisamment stabilisée scientifiquement et socialement pour ouvrir un champ de connaissances et d’expérimentations. L’avènement d’une nouvelle théorie repose alors sur le questionnement des fondements du paradigme précédent (Kuhn cité par Desbois, 2013). Alors que la controverse peut faire l’objet d’une approche scientifique collective et faire ainsi avancer, par le partage et la discussion, les « vérités de sciences » (Klein, 2020), l’opinion, comme la croyance, sont des obstacles et des représentations à déconstruire (Bachelard, 1938).
Certaines sources pratiquent aussi la confusion des régimes d’expression en utilisant des techniques d’influence qui exploitent les vertus logistiques des médias sociaux. Ces pratiques engendrent notamment des phénomènes de propagation de contenus viraux. Par exemple, la technique de propagation d’éléments de langage qui consiste à répéter des termes identiques en saturant de messages, très proches formellement, l’environnement intermédiatique est destinée à imposer des significations et des réceptions non-critiques. Cette technique est aussi utilisée en communication politique, par la répétition d’un élément de langage, pour imposer une idée dans l’opinion publique (Jeanneret, 2015).
Enfin, la dimension affective est également à prendre en compte dans les phénomènes de propagation virale de contenus et dans le traitement des controverses (Quemener, 2018).

2. Des effets de brouillage

Constat 1 : les élèves n’ont pas conscience des stratégies cachées derrière la composition de leur fil d’actualité.

Constat 2 : les élèves ne font pas toujours la différence entre contenu informationnel et contenu promotionnel, du fait de l’invisibilisation du placement de produit (cf flux instagram), qui permet aux usagers d’acheter directement depuis la plateforme.
De façon générale, l’identification de la source, du type de contenu et des objectifs de communication est complexe.

Problèmes : l’accès aux contenus informationnels par le biais des MSN renforce la difficulté à distinguer les usages ludiques des usages informationnels, auparavant associés à des supports et à des types d’expression spécifiques. Par ailleurs, on note une invisibilisation des sources liée à la diffusion de l’information sous la forme de flux, à la configuration de l’énonciation éditoriale et aux stratégies d’influence mises en place par les différents acteurs (recommandation, partage...). Les utilisateurs des MSN sont alors confrontés à un « tissu horizontal de conversations, de partages, de commentaires et de recommandations » (Cardon, 2011).

Le fil d’actualités d’un profil donné se présente ainsi comme un composé de liens choisis et de liens subis. La présence d’acteurs externes sur ce fil fait l’objet d’âpres négociations, comme le montrent les débats autour de l’évolution du fil d’actualités de Facebook. Les entreprises culturelles notamment tentent d’investir les MSN pour aller rencontrer (et créer) leurs publics. (Blasco-Lopez, Recuero Virto, Jaldas Manzano, Cruz Delgado, 2021).

De ce fait, l’autorité est, à la fois, interrogée et difficilement identifiable. D’une part, parce qu’elle est liée aux phénomènes de reconnaissance et d’influence et aux stratégies commerciales déployées par les industries. D’autre part, parce que la configuration technique des dispositifs fait qu’elle est redistribuée dans les processus organisationnels : Wikipédia, blockchain… (Broudoux et Ihadjadene, 2020, Leloup). . Enfin, parce que l’information est diffusée en flux sur de nombreux médias sociaux numériques. En conséquence, ces fluctuations, composées d’accélérations, de ralentissements, contraignent l’usager à adopter une approche processuelle de l’information (Zammar, 2012). L’instabilité de l’information diffusée en flux discontinus le place en effet face à des « bribes conversationnelles », qui étant la plupart du temps sorties de leur contexte, font aussi souvent l’objet de surinterprétations (Broudoux et Ihadjadene, 2020).

Enfin, la sémiotique affective des MSN a aussi des conséquences sur la circulation et l’appréhension de l’information, les émotions agissant comme une « timeline affective » au fil des contenus publiés. (Alloing et Pierre, 2020). L’instabilité des flux d’informations, qui génère éparpillement (Chartron & Moreau, 2011) et discontinuité, contraste avec les caractéristiques du document, considéré comme support de la mémoire et preuve (Broudoux & Ihadjadene, 2020).

C’est donc la question d’une autorité discursive négligée qui est à repositionner ici pour aider les élèves à affronter leur recherche d’une légitimation des contenus et à opérer une plus juste estimation des influences. (Broudoux, Ihadjadene, 2020).

3. Interprétation des écrits d’écran

Constat : les élèves peuvent être trompés par des articles du Gorafi, dont le contenu est parodique, car il reprend tous les codes sémiologiques d’un média journalistique.
Le phénomène des « Deep Fake » amplifie par ailleurs les difficultés de décodage des images/informations.

Problème : les élèves ne disposent pas de tous les outils nécessaires à une analyse sémiotique élaborée qui leur permettrait de mieux identifier les rhétoriques et les grammaires à l’œuvre dans les écrits d’écran (énonciation éditoriale) .

Avec le concept d’écrit d’écran, Emmanuël Souchier (1998) et Yves Jeanneret (2000) soulignent la transformation du texte écrit en image dans les médias informatisés, transformation induite par la nécessité de passer par un écran pour accéder à la matérialité du texte. Le texte numérique étant devenu un événement dont la stabilité est perturbée, les usagers des MSN ont recours à une mémoire des formes pour déterminer le statut des textes qu’ils lisent. En ce sens, tout dispositif médiatique participe à la circulation des formes écrites au sein d’une histoire des formes qu’il importe de recomposer.

L’énonciation éditoriale (ou mise en forme matérielle et symbolique de l’information) à l’œuvre dans les écrits d’écran regroupe les « signes passeurs » (Merzeau, 2010) présents dans l’architecture et le design des dispositifs sous diverses formes sémiotiques (hyperliens, bannières, disposition des formes, formats, boutons...). Louise Merzeau rappelle que ces signes orientent l’interprétation et l’action de l’usager.

La prise en compte de la perception de l‘image du texte a autant d’importance que l’écrit lui-même. Les éléments qui font l’iconicité du texte (cadre, bordure…) contribuent à structurer le fonctionnement d’un écrit dont ils délimitent l’espace. (Béguin-Verbrugge, 2006). Il importe donc de travailler leur identification et d’apprendre à les considérer comme des indices parfois trop superficiels pour l’évaluation de la fiabilité.

4. Présence numérique comme négociation

Constat : les élèves déclarent compartimenter leur présence numérique en fonction des rôles sociaux qu’ils incarnent à un instant donné : Facebook pour communiquer avec la famille et Snapchat, par exemple, pour les amis.

Problème : dans le cas des MSN, les régimes d’expression sont étroitement associés et articulés à la question de l’identité des différents acteurs qui investissent ces dispositifs. Or, les acteurs n’ont pas toujours conscience que cette propriété des MSN, cette articulation, influence les formes de l’expression et de l’action.

Trois objectifs en lien avec le concept d’identité ont été définis : « me montrer », « nous montrer », « les montrer » en référence aux formes d’usages sur les MSN ( la « relation d’amitié » associée aux RSN et « la mise en visibilité de soi ou la mise en visibilité de contenus tiers (textes, vidéos, photos, liens hypertextes...) »(Coutant et Stengler, 2012).

Le glissement conceptuel de l’identité numérique à celui de présence (Merzeau, 2010) souligne, notamment, la dimension processuelle de l’identité numérique. En effet, dès lors que l’on parle de présence, on introduit une dimension temporelle, évolutive, au concept d’identité : les usagers des réseaux sociaux ne se contentent pas de

reproduire ad libitum une identité monolithique définie une fois pour toutes, mais conçoivent leur rôle comme celui d’un gestionnaire de son propre capital social (Casilli, 2013). Dans ce cadre, la gestion de la vie privée sur les réseaux prend l’aspect d’une permanente négociation dynamique, en perpétuelle recherche d’équilibre.

La prise en compte de la vie privée sur les MSN se présente donc plutôt comme une adaptation entre :

- une information dévoilée ;
- une intention stratégique ;
- un contexte de dévoilement (Casilli, 2013).

À « la fabrique de l’usager », Louise Merzeau oppose l’intelligence des individus qui s’observe à travers leur capacité à agir sur le type d’information qu’ils reçoivent. Autrement dit, la capacité à obtenir, utiliser et s’approprier l’information. Finalement, selon la chercheuse, « la question qui se pose […] est celle de la possibilité pour l’usager d’habiter l’environnement numérique au lieu d’y reproduire seulement des habitus » (Merzeau, 2010).

Un usager qui prend en compte la question de la vie privée sur les MSN doit posséder des compétences informationnelles de haut niveau : être en mesure d’identifier précisément les contextes informationnels pour adapter l’intention de communication et envisager la nature et l’étendue du dévoilement de son identité (numérique). Les jeunes publics ont adopté Snapchat qui a fait reposer son discours publicitaire sur ces trois axes et qui leur permet, au moins en apparence, de maîtriser leur présence numérique sur ce réseau.

5. Présence numérique comme positionnement

Constat 1 : un grand nombre élèves déclarent s’inscrire sur une plateforme plutôt qu’une autre, car leurs amis y sont déjà. La conscientisation du choix de la plateforme passe au second plan.

Ainsi, de nombreux adolescents disposent d’un compte Facebook mais déclarent avoir tendance à délaisser ce réseau. Peut-on en conclure, en complément de la réflexion sur les paniques médiatiques, qu’ils prennent acte du positionnement plus généraliste de la plateforme (réseau familial, pages d’associations, informations liées au commerce, au militantisme, etc.) ?

Constat 2 : les élèves ont des difficultés à distinguer anonymat, pseudonymat et signature sur les médias sociaux numériques.

Problème : on peut supposer que les élèves ne mesurent pas toutes les conséquences de leurs choix au moment de l’inscription sur le réseau, inscription qui n’est pas seulement à envisager comme un moyen d’accès mais également comme « un mécanisme social par lequel les individus se positionnent au sein de l’architecture des plateformes mêmes ». (Pailler, Casilli 2015)

L’inscription revêt une dimension sociale, car l’utilisateur doit se soumettre aux propositions techniques offertes par la plateforme choisie pour afficher une identité (nom réel ou pseudonyme-fake, absence de nom, avatar visuel, centres d’intérêts, pronoms de genre, association avec un carnet d’adresses, premiers abonnements suggérés, etc.). Ce positionnement est en perpétuelle évolution et fait l’objet de révisions selon notamment des critères d’ordre affinitaire. Ces affinités dépendantes des contextes se renouvellent en permanence et permettent la création de communautés (Cordier, 2015 ; Zammar, 2012).

Sur Wikipédia, le phénomène des faux nez (ou foné) permet de réfléchir à cette question du positionnement. Il y a faux nez (ou foné) lorsqu’un wikipédien déjà inscrit se crée une « identité additionnelle » (Pailler, Casilli, 2015) par le biais d’un nouveau compte sous pseudonyme. Cette pratique est dépendante d’un acte d’inscription, et donc d’un positionnement par rapport à la plateforme et à ses valeurs. Elle peut permettre un légitime anonymat mais aussi cacher des pratiques contraires aux règles de Wikipédia. Le phénomène génère d’ailleurs d’âpres débats entre administrateurs quant à la manière d’y réagir. Il semble pertinent de questionner ce positionnement avec les élèves : s’agit-il d’une simple infraction des règles de positionnement ou de l’expression d’une contre-culture, d’une posture d’acteur réflexif, d’une forme limite de contribution qui s’inscrit, comme pour les acteurs de Wikipédia – les autres « inscrits » -, dans le même processus de collaboration continue ? (Pailler,Casilli, 2015).

Concepts liés :
Média, Dispositif info-communicationnel (ou socio-technique), Information, Régime d’expression, Désinformation, Mésinformation, Présence numérique